Granges est fondé. Les travaux d’aménagement commencent aussitôt.
Les arrivants étant démunis de tout matériel, des planches achetées à la scierie du Moulin du Pont sont amenées à travers la forêt: il était interdit de passer à Heyriat pour ne pas donner l’éveil (Le Maquis était encore prudent et sauvage!).
Des outils sont prêtés de bon cœur par les paysans de Granges que les gars ont déjà adoptés. Les fondations sont creusées, une grande baraque construite. Le temps est maussade, il pleut sans cesse.
Mais ces maquisards sont des privilégiés. Chez Jeanjacquot, la maison les accueille et avec Lucie Reybard, leur hôtesse prépare les repas. Puis, pour continuer leurs travaux, ils arrivent au camp après vingt-cinq minutes d’une escalade acrobatique dans un sentier connu des seules bêtes sauvages. C’est par cette dangereuse sente bordant le ravin que les pionniers ont monté sur leurs épaules un tonneau destiné à capter la source primitive qui plus tard fut même maçonnée.
Pourtant le groupe n’a pas encore de chef. En raison de sa connaissance de la région, Pierre, détaché de Chougeat, le dirige, quand, le 22 septembre, par une pluie battante, Montréal amène chez J... un grand gaillard brun bâti en athlète, engonce dans une veste de cuir de l’armée de l’Air:
— Je vous présente Michel, le nouveau chef de Camp.
C’est tout, il n’en faut pas plus. La discrétion est de rigueur. Goyo et Pierre qui sont présents dévisagent l’inconnu. Prenant le thé, celui-ci semble parfaitement à son aise. Il bavarde déjà comme dans un cercle de famille. On sent qu’il force la sympathie et son visage ouvert rit avec franchise.
Quelques heures après, au milieu de ses nouveaux camarades il raconte avec force imagination des histoires dont il possède le secret. L’enthousiasme est général. Il est adopté: cesera donc Michel le chef de camp.
Au nid d’aigle la vie s’est installée, toute agitée par les aménagements. Lagrande baraque aux planches mal jointes abrite tant bien que mal une cinquantaine de gars. Avec l’automne humide, les nuits sont froides. Ils ne sont pas riches en couvertures et la paille est rare, aussi s’endorment-ils serrés les uns contre les autres...
C’est à cette époque qu’arrivent Ludo et Annibal, tous deux militaires de carrière et frais émoulus de l’École des Cadres du Haut-Jura. Bien que réservé,Ludo est sympathique au prime abord et il est accepté d’emblée. Quant à Annibal il ne se livre pas. Son air un peu hautain retient ses nouveaux compagnons. Mais c’est le mal connaître car il est agréable. Toutefois son éloquence enflammée a vite fait de dissiper la gêne.
Le temps fuit avec rapidité. Le matin, après l’envoi des couleurs la «corvéede pluches» est toujours mal accueillie. Mais peut-on refuser d’aider Ric et Raymond qui préparent avec les moyens du bord une excellente cuisine qu’accompagne le pain blanc (un régal!) que Nimbus et Marcel, l’un pâtissier, l’autre boulanger, pétrissent et cuisent à Granges, chez J...
Plus alertes, d’autres équipes partent en chantant. Il y a tout à faire: couper le bois pour la cuisine et pour le four (des fagots qui sont descendus au village à la nuit), préparer du buis pour le calfeutrage et le camouflage de la baraque. L’après-midi se passe en besognes diverses et chaque jour le confort s’améliore.Prosper a pris l’initiative des escaliers. Qui parmi les plus anciens ne se souvient des escaliers?
— Que penses-tu faire ce matin,Prosper?
Il répond d’un ton maussade:
— Mes escaliers!
Et après la cérémonie du drapeau, il allume sa pipe et se lance dans le ravin avec une vingtaine de gars, Claudius, le Suisse, le Baron et les autres… Après la soupe, par comédie, la même question:
— Et après-midi, Prosper ?
— Mes escaliers!
Une véritable obsession! Mais au bout de huit jours, il était difficile de reconnaître dans le sentier aménagé l’ancienne piste à renards: 213 escaliers de pierres plates et de rondins permettaient un accès plus aisé.
Le soir, à la nuit tombante, l’heure est propice aux corvées de ravitaillement.
Les plus terribles sont celles de Granges car le poids et l’encombrement des sacs de pain et de légumes réclament un rude effort pour le retour.
Les plus agréables sont celles d’Heyriat où le Maquis, poussé par le besoin, s’est infiltré. Les habitants l’ ont bien reçu. Il y revient car il y a toujours quelques verres à vider au café Léger. Chez Gontier où les camions entreposent le ravitaillement, le vin est offert de bon cœur et à la jolie fille de la maison, Marius et Breton font une cour assidue. Puis, quand, à la Fromagerie, la bouille de lait est remplie, quand la tournée des fermes est terminée, le groupe repart dans la nuit humide que réchauffent les chœurs de Ludo et d’Annibal.