Dans la nuit du 4 au 5 février 1944, je suis allé diriger une opération au dessus d'Artemare, (au Thuriau ndlr), dans la neige jusqu'à mi-cuisses, à attendre 3 avions pour un parachutage.
Avec l'aide de notre appareil de radio-guidage les avions sont venus tourner au-dessus de nous. Mais il y avait une tempête de neige épouvantable et malgré les grands feux que nous avions allumés dans la forêt, ils n’ont rien vu. Ils sont repartis... Londres nous a appris par la suite que l'un d'eux avait parachuté dans l'Yonne sans que l'on puisse savoir qui avait pu récupérer le matériel. Le troisième s'est écrasé dans la montagne au-dessus d'Hauteville. L'équipage était canadien. Une stèle en pleine forêt rappelle cet événement dramatique.
Que s'est-il passé par la suite? J' avais assuré cette mission avec le responsable départemental de la SAP qui était Paul Débat, de Don, près d'Artemare. Un jeune à peine plus vieux que vous, quelque 21 ans. Un garçon tout a fait remarquable. Au retour nous sommes rentrés chez lui avec notre appareil que l'on a bien camouflé, puis on est allé se coucher vers les 3-4 heures du matin. À 5 heures, on nous a réveillés: "Il y a des Allemands partout ils attaquent le Maquis". Nous étions tranquilles a la maison, mais que faire? Charles-Henri m'avait averti au départ que si l'opération échouait, elle serait renouvelée cinq jours après. Il fallait donc rejoindre Lyon le plus vite possible pour dire à Londres d'annuler tout, les Allemands risquant de mettre la main sur un matériel précieux. Je me suis porté volontaire en pensant que ma connaissance de la langue allemande me permettrait de passer plus facilement. Alors Madame Débat mère a fait comme si j'étais venu au ravitaillement, ce qui était courant à l'époque.
Mon sac à dos rempli de légumes, d'une livre de beurre, d' un saucisson, que sais je encore, me voilà parti à pied de Don à la gare d'Artemare distante d'environ deux kilomètres cinq cents. Sur cette distance, j'ai dû franchir au moins quatre barrages allemands, mais au cinquième, à l'entrée de la gare, j'ai eu beau expliquer que je rentrais à Lyon, ils m'ont arrêté et emmené au café voisin. Là ils m'ont déshabillé complètement, étonnés que je porte 5000 francs sur moi - car je n'avais pas pensé à m'en débarrasser - ce qui était une somme importante. La fouille terminée, chargé dans un camion, j’ai été transféré à Virieu-le-Grand et enfermé à l'école où se trouvaient déjà une cinquantaine d'hommes. C'étaient des gens qui circulaient dans les rues et qu'ils arrêtaient systématiquement.
Le lendemain ce furent les interrogatoires, en commençant par les plus vieux. Nous étions entre les mains de la Gestapo, le Sicherheits-Dienst , le Service de sécurité... Des militaires en uniformes noirs frappés de la tête de mort . Comme j'aidais les gens au fur et à mesure grâce à ma connaissance de l'allemand , je suis passé le dernier. Me voilà donc devant deux hommes constituant comme un tribunal: un officier supérieur, un obersturmführer, et son interprète. Tout se passe en Allemand. Interrogatoire d'identité. Or j'avais sur moi mes vrais papiers, avec mon adresse exacte, pour ainsi dire entièrement entre leurs mains. Cette formalité achevée s'engage une conversation surréaliste……
….Enfin il me demande: "Qu'est-ce que je fais de vous? Je vous libère ou je vous fusille?"- "Écoutez, si c'est moi qui dois choisir, permettez que je n'hésite pas longtemps. Libérez-moi" - "Bon, d'accord". Il ouvre un tiroir du bureau de l'instituteur - tout se passait dans une des classes - en tire un carré de papier et écrit ma libération. C’était un bon de la cantine scolaire au revers duquel il avait écrit: "S.D., Jean Triomphe. Entlass (libéré) signé illisible, Obersturmführer", sans tampon, sans date. Et c'est avec ce chiffon de papier - que je conserve encore précieusement - que j'ai pu me rendre à la gare, en le montrant aux différents barrages. On m'aurait presque fait le salut militaire. Et c'est ainsi que j'ai pu rejoindre Lyon et informer Charles-Henri.
Par la suite j'ai appris que tous les hommes arrêtés âges de moins de trente ans avaient été déportés en camps de concentration. J'avais alors trente ans et trois mois; j'étais le dernier interrogé, et c'est probablement pour ça que l'entretien avait duré si longtemps. Ils avaient fini leur journée en quelque sorte. Vous voyez où la chance pouvait se nicher, à quoi cela pouvait tenir.
Et malheureusement il n’en a pas été de même pour Paul Débat. Après mon départ de sa maison, il a voulu rejoindre le Maquis attaqué. Arrêté en chemin par les Allemands, il a été déporté et n’en est pas revenu .