Par Maître Alain Jakubowicz – 2007
27 mai 1987. Une vieille dame aux cheveux blancs se présente devant la Cour. Elle tient un mouchoir blanc serré dans la main droite. Son regard est clair et sombre à la fois. Chacun saisit la portée historique de l’instant lorsque, d’une voix grave colorée d’un merveilleux accent juif polonais, Sabina Zlatin commence son témoignage : “C’est avec le cœur serré que je vais vous raconter l’histoire de la Maison d’Izieu”. Aussitôt, comme si elle ne voulait pas entretenir un vain espoir, elle annonce l’épilogue avant que l’histoire ne soit contée : “J’étais pas là, j’étais à Montpellier et la maison a été débordée, les enfants jetés comme des paquets vivants dans les cars. 44 enfants, leurs éducateurs et mon mari”.
Puis, revenant en arrière, elle explique comment elle a choisi la Maison d’Izieu pour y cacher les enfants. Infirmière de la Croix Rouge, elle avait de quitter son poste en raison des lois anti-juives. Elle s’est alors occupée des enfants dont les parents étaient partis en déportation.
C’est le Sous-Préfet de Belley, Pierre-Marcel Wilzer qui l’a aidée à trouver la Maison, comme quoi il y eut des hauts fonctionnaires héroïques.
La Maison compta jusqu’à 80 enfants, mais ils n’étaient que 44 quand un médecin juif de la localité voisine fut déporté. “C’était un signal d’alarme. Il fallait dissoudre la Maison”. C’est alors qu’elle se trouvait à Montpellier pour trouver un nouveau refuge que, le 6 avril 1944 au matin, le jeudi Saint, les camions de la gestapo sont arrivés à Izieu. Sabina Zlatin fut prévenue par un télégramme : “famille malade, maladie contagieuse”. Il ne lui en fallait pas davantage pour comprendre. Elle tenta d’implorer Vichy et rencontra même Darnan, qui menaça de la faire arrêter. Les enfants étaient déjà à Drancy, puis à Auschwitz où ils furent gazés dès leur arrivée.
Tout au long de ce récit, la voix de Sabina Zlatin pénétre les entrailles. Tantôt douce et calme, tantôt forte à la limite de la violence. Ses silences sont parfois plus insoutenables que ses mots. L’émotion est à son paroxysme quand, se tournant vers le boxe vide, les poings serrés et les yeux remplis de larmes, elle s’adresse à Jacques Verges : “Je veux dire à tous et à la défense de Barbie que Barbie a toujours dit qu’il s’occupait uniquement des résistants et des maquisards. Je vous demande, les 44 enfants d’Izieu, c’était quoi, des maquisards, des résistants ? C’étaient des i-nno-cents”. Chaque syllabe est distinguée, hurlée à la face du monde. Le visage de Sabina Zlatin est figé. Elle porte le masque antique de la douleur. Elle n’est que révolte. Ses derniers mots résonnent en écho. “Je demande, les 44 enfants d’Izieu, c’était quoi ?” Les visages des enfants dont la mémoire fut ressuscitée par Serge et Beate Klarsfeld font irruption dans la salle d’audience. Pour un peu, on les entendrait chanter “ils n’auront pas l’Alsace et la Lorraine” comme ils le faisaient dans les camions qui les emmenaient d’Izieu vers la mort.
Le Docteur Reifmann était étudiant en médecine lorsque, le 6 avril 1944, il est venu rendre visite à sa sœur, infirmière à la Maison d’Izieu. Quand les camions sont arrivés, il a réussi à se cacher. Il dit à la Cour qu’il est persuadé qu’un soldat a fait semblant de ne pas le voir. “Je pense qu’il n’était pas nazi” lâche-t-il simplement. De sa cachette, il a vu partir les enfants, entendu les cris, les larmes et les ordres des allemands “schnell, schnell”. La scène devient palpable.
Lea Feldblum était aide-monitrice à la colonie. Raflée avec les enfants, elle les a accompagnés jusqu’à Auschwitz. Son témoignage est une épreuve, pour elle comme pour nous. Elle s’exprime de façon désordonnée, en longs monologues. Ses mots ne sont que souffrance. Elle n’a pas voulu être séparée des enfants sur la rampe d’Auschwitz. Le plus jeune s’est accroché à elle. Il pleurait. Elle a été poussée de l’autre côté. Elle a survécu avec le matricule 78620. Les enfants ont été gazés puis brûlés. L’atmosphère dans la salle d’audience est insoutenable. Lea Feldblum est devant nous, mais elle habite toujours Auschwitz. Plus exactement, Auschwitz l’habite toujours. Elle n’a jamais quitté les 44 enfants.
Retour à Izieu avec Julien Favet. “Domestique agricole”, comme il se présente lui-même. Visage défiguré, le dos voûté, Julien Favet, garçon de ferme depuis son enfance porte les stigmates du servage. Il était aux champs quand les Allemands sont arrivés à Izieu le 6 avril 1944. Impuissant, il a assisté de loin à la rafle des enfants. Son témoignage est capital car il est le seul à avoir relevé la présence physique sur les lieux de Klaus Barbie. Le Président Cerdini l’interroge : “Vous avez reconnu Barbie ?” “Oui, c’est exact, je le jure. Je l’ai reconnu à son regard. Je l’ai reconnu, comme si c’était vous, Monsieur le Président, sauf votre respect”. Julien Favet a également signalé la présence de Lucien Bourdon, aux côtés de Klaus Barbie. Une forte suspicion pèse sur Lucien Bourdon d’avoir dénoncé la colonie aux allemands. Il a été cité à comparaître pour venir témoigner devant la Cour. Mais il n’est évidemment pas là. Jacques Verges se lève. Le témoignage de Julien Favet est accablant pour son client. Il a juré qu’il le mettrait en pièces. Il n’y parviendra pas. Mais il parviendra à faire pleurer le malheureux Julien Favet, bouleversé d’avoir été mis en doute. “J’ai dit la vérité’, lâche-t-il, “persuadé qu’une fois de plus, seuls les mots de Maîtres sont entendus par les Cours” comme l’a écrit un journaliste relatant l’audience.
René Wucher arrive à la Barre. En ce début du mois d’avril 1944, alors âgé de 8 ans, il a été placé par ses parents à la colonie d’Izieu pendant les vacances de Pâques. Raflé avec les autres enfants, il a été reconnu par une de ses parentes, à l’occasion d’une panne providentielle du camion allemand qui descendait d’Izieu. Seul non juif, il a aussitôt été relâché. A la libération, son père a été fusillé par les maquisards. De là, à imaginer des choses. En tout cas, la présence de René Wucher devant nous, après les témoignages de Sabina Zlatin et de Lea Feldblum, a quelque chose de malsain. En quoi était-il différend des autres enfants qui se trouvaient dans le même camion et qui sont partis à la mort 43 ans plus tôt ? Il n’était pas juif.
Dernier témoin de la semaine, Madame Tardy était institutrice des enfants d’Izieu. Comme pour les faire revivre, le Président fait circuler parmi les jurés un album photographique où l’on voit l’insouciance de l’enfance. Façon de signifier qu’ils étaient simplement des enfants et que non, décidément, rien ne les différenciait d’André Wucher.
Le jeudi de l’ascension raccourcit opportunément une semaine de trois jours qui a été bien longue. Les débats reprendront lundi prochain.